Archives de novembre, 2016

Ce texte a été écrit à chaud, en supposant que j’avais bien compris la façon dont les choses se sont passées. À savoir :

Un débat sur le « racialisme »* a été organisé à Mille bâbords.

Des gens sont venu’s protester contre ce débat. Parmi elleux, les personnes non blanches sont entrées, les personnes blanches sont restées dehors en estimant que leur rôle était de soutenir la lutte de leurs camarades, pas de la mener à leur place.

Les personnes en question ont distribué un tract, pas poli du tout, et ont essayé d’empêcher par leur présence que le débat ait lieu.

Finalement, face à la goguenardise des organisateur’s (qui disent avoir montré une « patience amusée ») le conflit est devenu physique, avec essentiellement des dégâts matériels.

Les personnes qui organisaient le débat l’ont tenu ensuite, malgré ce qui venait de se passer.

Si ce résumé de l’histoire s’avérait inexact, merci de ne pas diffuser mon texte partout sur internet en le critiquant, mais de m’en informer et de me laisser y faire d’éventuelles corrections.

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Je suis triste. Évidemment que je suis triste. Durant les quelques semaines que j’ai passées à Marseille ce printemps, Mille bâbords a été LE lieu. C’est là qu’on se retrouvait, qu’on partageait les infos, qu’on discutait de quoi faire, de comment. C’est là qu’on passait chercher les tracts, t’as les clefs, on part devant ? C’est là que j’ai rencontré pas mal de camarades.

Aussi avant de rentrer dans ce qui risque de faire polémique, je voudrais commencer par rappeler que ce qui vient de se passer à Mille bâbords ne me réjouit pas. J’en suis consterné’. Je me sens personnellement touché’ par le fait que ce lieu ait vu un tel conflit se produire en ses murs. Et je me sens personnellement touché’ par le fait que des camarades s’affrontent ainsi.

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Face au racisme, je me définis comme « allié’ » des personnes qui le subissent, et particulièrement de celles qui le combattent. Cela signifie que je ressens la nécessité de combattre le racisme, mais que je ne me range pas simplement « à leurs côtés » comme si le fait qu’iels subissent le racisme et pas moi, n’avait aucune importance. Si le racisme était « ce qu’il y a en face », cela serait pertinent de le combattre ainsi, tou’s côte à côte.

Mais le racisme est un système. Il imprègne les institutions, les mécanismes sociaux, les représentations, et aussi nos esprits et nos corps, même si nous le déplorons. Il n’est pas en face de nous, il est au milieu de nous. Il est là dans cette réunion, où quand j’ai un truc à dire ça va me prendre cinq fois moins de temps pour obtenir la parole, et où j’aurai cinq fois plus de chances de ne pas être interrompu’ et d’être vraiment écouté’. Parce que moi, toi, tout le monde, on a tou’s fortement tendance à accorder plus d’importance à ce que dit une personne si elle est blanche.

J’ai à l’esprit bien des exemples où des opprimé’s ont vu leurs luttes investies par des personnes non opprimées ; pleines de bonnes intentions certes, mais qui ont cru savoir aussi bien, voire mieux qu’elles, ce qu’il convenait de faire et comment. Et qui, suprême ironie, ont bénéficié de l’avantage de ne pas subir cette oppression, pour s’imposer au sein de leurs mouvements. Là je vous donne peut-être l’impression de sortir un poncif. On le dit beaucoup, mais parce que ça se passe vraiment comme ça !

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Le mois dernier, j’ai organisé une table ronde sur le viol. Un bon tiers de la soirée a été consacré à donner à un homme des explications de base à propos du sexisme. Vingt personnes, surtout des femmes, perdant leur temps parce qu’un homme avait besoin qu’on lui explique ce qu’il aurait pu apprendre par lui-même dans une brochure. Cet homme, c’est un copain. Je m’entends bien avec lui, et ça me fait plaisir qu’il s’intéresse à ces questions.Il ne se doutait pas du tout à quel point sa présence, et sa façon « naturelle » de prendre autant de place, allait nous gêner.

Mais il faut bien faire le constat d’un gâchis. Une énième situation humiliante où des femmes doivent échouer dans leurs projets pour faire une place à leurs côtés à un homme. Il n’en est pas coupable, mais il est responsable d’être ou pas, une gêne dans notre lutte. C’est seulement en se formant, en découvrant comment fonctionne le sexisme, qu’il pourra réellement devenir un allié. Pour l’instant il est juste une personne bien intentionnée qui nous met des bâtons dans les roues.

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Sachant à quel point cela manque son but, je veux éviter de créer ce genre de situation. Je veux me battre contre le racisme d’une manière qui me semble cohérente : en limitant mes propres comportements racistes. Et pour cela, la première des choses que j’ai eu à faire était d’écouter les personnes concernées. La deuxième chose que j’ai eu à faire était de les écouter plus qu’une seule minute pour me donner bonne conscience, de les écouter vraiment et de combattre ma croyance que j’avais quelque chose de plus important à dire.

Cette croyance et ces réflexes de prendre la parole autant que je peux, de garder la parole même quand j’ai plus rien à dire, de ne pas accorder d’importance à leur parole, de les interrompre tout le temps, c’est la forme de racisme que je combats le plus activement. Ça fait environ deux ans que je me bats avec. J’ai fait des progrès : maintenant, j’arrive à m’apercevoir que je vole l’espace de parole à mes camarades, et parfois j’arrive à m’en empêcher. Je ne fais pas mon mea culpa. C’est ce dont je suis capable, c’est beaucoup et trop peu, mais c’est toujours ça.

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En tant qu’allié’, je n’ai pas à juger des moyens que se donnent les opprimé’s pour se défendre. (ou plutôt, d’abord je juge, après je réfléchis, et pour finir j’essaye de revenir au principe que ce n’est pas à moi de décider quels moyens sont corrects, appropriés, stratégiques, etc.)

Bien sûr j’ai commencé par me dire que non, pas Mille bâbords. On ne peut pas avoir une bonne raison de s’attaquer à Mille bâbords. Aux gens qui étaient dedans à ce moment-là, en fait. Mais même ! Et puis je constate : la preuve que si. Parce que clairement, ce n’était pas une « attaque », concertée et tout. De savoir ce qui allait avoir lieu, des gens ont eu mal. Iels sont venu’s. Et faute de mots, iels ont fait ce qu’iels ont pu.

Mon propre racisme me pousse à considérer mes idées et avis, comme meilleurs que ceux des opprimé’s. Ma bonne volonté imprégnée de condescendance, me donne envie de rechercher une position de pouvoir afin de mieux « apporter » mon aide qui sera tellement précieuse. Mes conseils, par exemple qu’il vaut toujours mieux « dialoguer ».

Le « dialogue » est tellement aisé pour moi, vis-à-vis de militant’s qui sont mes pairs et qui m’écouteront, que je ne vois pas pourquoi ça serait un problème. Ah bon, l’échange devient inégal quand c’est vous qui allez leur parler ? Ben dans ce cas je veux bien être votre porte-parole… (et là une petite sorcière intervient et me dit : « Ne me libère pas, je m’en charge ! »)

Ensuite je me suis dit que zut alors, iels ont vraiment fait un mauvais calcul, maintenant ça va être chaud de faire face aux critiques « vous êtes des racialistes, des gens qui règlent leurs comptes en attaquant un lieu militant ». Aux amalgames… Et puis je me reprends : c’est moi qui suis dans une position confortable, qui prétends soutenir des opprimé’s en lutte, et qui vais aller leur reprocher que leur façon de lutter me gêne pour discuter tranquillement d’elleux depuis mon canapé ?

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Un jour j’ai frappé un homme qui voulait me chatouiller sans mon consentement. Il y a eu un homme pour m’expliquer que je n’aurais pas dû. Qu’il y avait sûrement une autre solution. Et puis qu’au pire, ben il m’aurait chatouillé’, voilà, mais y avait pas besoin d’en arriver à la violence pour autant, quand même.

Tenir les poignets du type en répétant « non je déconne pas, je ne veux pas que tu me chatouilles, je supporte pas ça, arrête, je déconne pas, arrête » m’avait semblé une tentative valable de chercher une autre solution, mais comme ça n’a pas marché, ça ne compte pas.

Et ce que ça me fait, à moi, qu’un homme me chatouille alors que je ne veux pas qu’il me touche, ça non plus ça ne compte pas. C’est socialement admis, je suis censé’ lui accorder qu’il ne dépasse pas « les limites » (les mêmes pour tout le monde) et donc… me laisser faire.

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C’est à peu près ce que je veux dire au sujet des gens qui sont venus à Mille bâbords. Je pense qu’iels ne pouvaient pas accepter ce qu’on essayait de leur faire. Les gens qui ont proposé ce débat pensaient sûrement que c’était aussi inoffensif que de bêtes chatouilles… c’est à dire pas tout à fait inoffensif, iels devaient avoir conscience que ça pouvait même être plutôt vache, mais voilà, ça ne dépassait pas « les limites ». Qui sont les mêmes pour tout le monde. Le « dialogue », tout ça. Parler c’est comme chatouiller, ce n’est pas de la violence.

Et voilà que si. Voilà que des gens qui voulaient « juste parler » se sont pris des coups. Voilà qu’en face, les gens n’avaient vraiment rien d’intelligent à dire, deux trois phrases pourries et des insultes*. Qu’iels ont quand même sorti en tract, remarquez, on se demande bien pourquoi. Peut-être qu’il aurait fallu quelqu’un de plus éduqué pour les aider à l’écrire ?

Ou peut-être qu’iels se sont retrouvé’s à court de mots. À un moment tu sais que le dialogue, c’est foutu. Mais la personne en face de toi, qui a plus de pouvoir, elle s’en fout du dialogue. Ce qui compte, c’est qu’elle puisse faire ce qu’elle veut. Toi tu ne peux pas l’en empêcher, tout ce que tu as c’est « le dialogue », et elle s’en fout. En principe tu devrais faire semblant quand même, sauver les apparences. Et à la fin, remercier et rentrer chez toi.

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Pendant que je regardais le type dans les yeux en espérant qu’il allait me comprendre et s’arrêter, j’y ai vu cet éclat narquois de la personne qui a déjà décidé que tu n’as rien à lui dire, mais vas-y, cause si ça t’amuse. C’est là que j’ai perdu le contrôle et que je lui ai sauté dessus.

Je lui ai pas fait vraiment mal au type, j’avais pas prévu de le frapper, pas calculé. C’était tout sauf stratégique aussi, puisque ça me donnait le mauvais rôle, évidemment. Alors quoi, j’ai eu tort sur toute la ligne ? Eh bien en fait, voilà ce qui s’est passé : j’ai fait ce que j’ai pu, face à quelqu’un qui me faisait violence et refusait de l’entendre.

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Pour conclure, je pense comprendre les motifs de l’incursion de ces personnes à Mille Bâbords, et la façon dont ça a mal tourné. Je ne m’y serais pas pris’ comme ça, je n’aurais pas écrit ce tract-là, mais je me solidarise entièrement avec les personnes qui l’ont fait.

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Encore deux-trois choses que je voudrais souligner parce que je trouve ça important :

1. Il n’y a eu que des dégâts matériels ; pas de blessé’s, juste des trucs cassés. Pour ce qui est de l’aspect concret, nous* devons réunir quelques centaines d’euros pour les réparations et c’est réglé.

2. Les gens qui sont venu’s ne peuvent pas être comparé’s à des flics (je prends les devants car je pense que ça ne va pas tarder à être fait, comme comparaison). Les flics sont aux ordres du pouvoir, dans un rapport de force qui nous opprime et ne nous laisse pratiquement pas le choix des armes. Ici ce serait plutôt l’inverse.

3. Les gens qui sont venu’s ne peuvent pas être comparé’s à des fachos (idem, ça risque d’être dit prochainement). Les fachos viennent pour se battre, iels n’apportent pas de tracts.

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Il existe de bons textes qui expliquent, bien mieux que je ne le fais, l’importance de prendre en compte la notion de privilège blanc dans nos luttes contre les oppressions. Notamment ce texte d’Audre Lorde :

https://infokiosques.net/spip.php?article387

Il est tard, j’essaierai de mettre plus de liens demain. En attendant vous pouvez lire aussi ça. C’est choubi, pas aussi profond qu’Audre Lorde, mais ça a le mérite d’être écrit par une blanche donc ça fait moins peur.

https://www.facebook.com/EmmaFnc/photos/a.350415148628036.1073741845.237466759922876/350415155294702/?type=3&theater